“Ils étaient censés nous protéger”
Pédophilie dans l’Église : pourquoi certains prêtres ont pu abuser en silence pendant des décennies.
Une confiance sacrée, une trahison silencieuse
Pendant des décennies, des enfants ont été abusés, en silence, derrière les murs des presbytères, dans les sacristies, ou pendant des retraites spirituelles. Dans de nombreux cas, ces enfants n’ont pas osé parler. Parce que celui qui leur avait fait du mal portait une soutane. Parce qu’il était l’homme de Dieu.
En France, selon le rapport de la CIASE publié en 2021, plus de 330 000 victimes auraient subi des violences sexuelles au sein de l’Église depuis 1950. Ce chiffre, glaçant, soulève une question que beaucoup murmurent sans oser la poser franchement :
Est-ce que certains hommes sont devenus prêtres parce qu’ils étaient pédophiles ?
C’est une question dure mais légitime — et il est essentiel d’y répondre avec clarté et rigueur.
La réponse, selon tous les spécialistes, est non (selon moi, OUI). Mais ce “non” appelle une précision essentielle : si l’Église ne crée pas les agresseurs, elle a longtemps permis qu’ils agissent, et qu’ils soient protégés.
Les curés ne deviennent pas prêtres parce qu’ils sont pédophiles. Il n’existe aucune preuve scientifique ni statistique qui montre que les prêtres sont plus enclins à la pédophilie que d’autres professions à la base. En revanche, plusieurs facteurs structurels et psychologiques dans l’institution ecclésiale ont pu favoriser certains abus, et protéger les agresseurs plutôt que les victimes. C’est là que le sujet devient complexe.
D’où vient cette impression alors ?
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La médiatisation massive des cas dans l’Église
Depuis les années 1990 (notamment avec les révélations aux États-Unis, puis en Irlande, France, etc.), les abus commis par des prêtres ont été très médiatisés, car l’Église est une institution morale et religieuse : le scandale est plus fort, la trahison plus violente. -
La structure de l’Église a longtemps permis des abus
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Autorité quasi sacrée du prêtre, surtout vis-à-vis d’enfants.
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Célibat obligatoire, qui peut entraîner des troubles chez certains individus fragiles, mais ne crée pas la pédophilie.
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Silence et protection institutionnelle : les prêtres coupables étaient parfois déplacés plutôt que sanctionnés.
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Isolement et manque de contrôle externe.
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La pédophilie touche tous les milieux, mais rarement aussi protégée
On trouve des cas de pédophilie dans toutes les institutions : écoles, clubs sportifs, familles, etc. Ce qui rend les cas dans l’Église si frappants, c’est la durée sur des décennies, et le fait que des victimes aient été réduites au silence par une structure censée les protéger.
Les experts s’accordent à dire que la majorité des prêtres ne sont pas des abuseurs. La proportion estimée varie entre 2 % et 5 % selon les pays et les périodes. Ce qui est terrible, c’est que ceux qui l’étaient ont souvent agi en toute impunité.
MAIS ALORS Pourquoi a-t-on l’impression qu’il n’y a des pédophiles que dans l’Église ?
Cette impression est fausse. La pédocriminalité, je me répète, existe dans toutes les sphères de la société : familles, clubs de sport, écoles, colonies de vacances, cercles culturels… Mais l’Église catholique concentre une attention particulière pour plusieurs raisons :
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Le silence systémique : pendant des décennies, l’Église a protégé ses prêtres au lieu de les dénoncer à la justice.
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La position d’autorité morale : quand quelqu’un censé incarner le Bien commet l’irréparable, le choc est immense.
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La répétition des cas : dans certains pays, des dizaines, voire des centaines de victimes ont parlé d’un même agresseur.
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La parole libérée récemment : comme pour #MeToo, les langues se délient… et les chiffres explosent parce qu’on ose enfin les entendre.
Donc non, l’Église n’a pas le monopole du mal. Mais elle a longtemps eu le monopole du silence.
L’Église comme abri
« Il ne faut pas inverser la logique », explique le sociologue Frédéric Martel, auteur de Sodoma, enquête sur l’homosexualité dans le clergé. « Les prêtres abuseurs ne sont pas devenus prêtres pour abuser. Mais certains ont trouvé dans l’Église un cadre qui leur a permis de vivre leur pulsion sans jamais être inquiétés. »
Pendant des décennies, l’autorité spirituelle du prêtre était quasi absolue, surtout dans les zones rurales. Il était à la fois guide moral, éducateur, confesseur. Les enfants lui devaient obéissance, les familles lui confiaient leur confiance. Cette position, lorsqu’elle tombait entre de mauvaises mains, offrait un pouvoir démesuré et sans contrôle.
Le silence comme système
Quand des soupçons apparaissaient, l’institution choisissait souvent de protéger l’Église avant les enfants.
« On préférait déplacer discrètement le prêtre dans une autre paroisse, loin des rumeurs », raconte une victime, aujourd’hui quinquagénaire. « Jamais on ne parlait de plainte. Jamais on ne nous demandait ce qu’on avait vécu. On voulait juste que ça s’arrête. Et que ça ne fasse pas de bruit. »
Cette stratégie du silence — dénoncée comme un « système systémique » dans le rapport de la CIASE — a laissé des centaines d’agresseurs en poste pendant des années. Et des milliers de victimes seules face à leurs blessures.
Le célibat : une faille dans l’armure ?
Le célibat des prêtres, imposé depuis le XIe siècle dans l’Église catholique, est parfois pointé du doigt comme un facteur indirect. Pas parce qu’il créerait la pédophilie — aucune étude ne l’établit — mais parce qu’il peut favoriser l’isolement, la répression des pulsions, et parfois la confusion émotionnelle, notamment chez de jeunes séminaristes mal préparés.
« Certains entrent au séminaire très jeunes, parfois pour fuir une sexualité qu’ils ne comprennent pas, ou pour répondre à une attente familiale ou spirituelle rigide », explique un ancien formateur de séminaire, sous couvert d’anonymat. « Et si rien n’est dit, rien n’est encadré… les failles s’enracinent. »
Ce silence sur la sexualité, combiné à l’absence de contrôle extérieur, a pu favoriser des comportements déviants. Pas généralisés. Mais suffisamment fréquents pour que l’Église ne puisse plus dire : nous ne savions pas.
Une Église en mutation… lente
Depuis les années 2000, et plus franchement après le rapport de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) en 2021, les choses bougent. L’Église de France a reconnu sa responsabilité institutionnelle. Des cellules d’écoute ont été créées, des formations à la prévention sont mises en place dans les séminaires, et les évêques ont reçu des consignes fermes du Vatican pour coopérer avec la justice civile.
Mais beaucoup estiment que ces mesures restent insuffisantes.
« On parle de prévention, mais on parle très peu de réparation », dénonce Jeanne, victime d’un prêtre dans les années 1980. « Il n’y a pas eu de justice. Juste des excuses publiques, des gestes symboliques, et un peu d’argent. Mais nous, on a mis quarante ans à se reconstruire. »
En 2022, une commission de reconnaissance et de réparation a été mise en place. Mais pour nombre de victimes, le mal est fait. Et l’impunité reste un scandale.
Mémoire, foi, justice : les trois chemins
À l’intérieur même de l’Église, les voix se divisent. Certains prêtres, à la retraite ou en poste, militent pour une réforme profonde : du fonctionnement hiérarchique, de la formation, et même du célibat obligatoire. D’autres refusent ce qu’ils appellent une « culpabilité généralisée », craignant que l’institution soit assimilée à ses criminels.
Et au milieu, il y a les croyants. Ceux qui restent, ceux qui doutent, ceux qui sont partis. Il y a aussi les prêtres qui n’ont jamais abusé, mais qui portent aujourd’hui la honte d’une Église qu’ils n’ont pas reconnue.
« Un jour, un enfant m’a demandé pourquoi Dieu n’avait pas protégé les autres enfants », confie le père Luc, 68 ans, prêtre à la retraite.
« Je n’ai pas su quoi lui répondre. Peut-être que Dieu attend qu’on le fasse à sa place. »
Et maintenant ?
L’Église peut-elle encore parler au nom de l’amour, du soin, de la justice, après avoir trahi ces valeurs pendant si longtemps ? Peut-elle se reconstruire sans se transformer ?
Une chose est certaine : le pardon n’efface pas la mémoire. Et pour ceux qui ont vécu l’horreur, la foi n’est plus une réponse.